De l’impératif d’un modèle de développement durable en Palestine Par Inès Abdel Razek-Faoder
Project Manager au Secrétariat de l’Union pour la Méditerranée Membre de NewPal
Le développement durable apparaît pour beaucoup aujourd’hui comme un terme creux, saupoudré ici et là dans des conférences internationales pour cacher l’inaction des décideurs sous un masque de bonne volonté affichée pour le bien de notre planète. Le développement durable est pourtant un réel modèle qui requiert des choix, une prise de conscience et une vision à long-terme dont nous avons aujourd’hui plus que jamais besoin en Palestine. Les questions urgentes liées à l’occupation, que ce soit la crise humanitaire de Gaza ou les questions politiques, relèguent malheureusement au second plan les prises de conscience sur l’interdépendance entre notre économie, notre société et notre environnement.
Si une définition du développement durable existe au niveau international, celle-ci est plus spécifique dans le cas de la Palestine, où le développement durable « reflète la détermination du peuple Palestinien à rester sur sa terre, à subsister et à ne pas succomber aux pressions exercées sur lui par l’occupation israélienne. C’est aussi un concept qui se réfère au passage d’un développement non viable sous occupation militaire, à un développement pour la résistance et la survie ». Afin de savoir
où l’on veut aller et comment, Il faut donc appréhender le développement durable à la lumière du contexte particulier du pays.
Occupation et développement durable sont en effet antithétiques, ce qui rend d’autant plus ambitieux et complexe la mise en place d’une vision à long terme. Les restrictions d’accès à la terre et aux ressources en eau constituent les principaux obstacles à une quelconque stratégie pour le développement du pays. Près de 4,5 milliards de dollars sont perdus chaque année pour l’économie dans son ensemble à cause de la restriction d’accès aux ressources naturelles, imposée tant par la fragmentation territoriale et la colonisation, que par l’interdiction de développer la zone C et de la difficulté à obtenir des permis de construire pour les infrastructures adaptées. A titre indicatif, un accès juste et durable aux ressources en eau pourrait créer pas moins de 110 000 emplois dans le secteur agricole.
 Mais certains facteurs et choix internes ont également renforcé le maintien du statu-quo et n’ont pas permis de créer un modèle économique et social résilient et respectueux de l’environnement. Le Plan de Réforme de Développement mis en place par l’ancien Premier Ministre Salam Fayyad a par exemple misé sur la croissance économique à tout prix. Celui-ci a donc développé un modèle de développement agricole productiviste qui a encouragé la culture de semences à haute valeur ajoutée favorisant l’export et les grandes exploitations mais dommageables à long terme pour l’environnement et les communautés locales. Cette stratégie n’a fait que renforcer la dépendance du marché palestinien envers les produits israéliens : en 2010, les exportations de produits agricoles ont représenté 2,9 M$ contre 72,2 M$ d’importations de produits israéliens. En outre le secteur a été négligé par les plans de développement, et aujourd’hui l’Autorité Palestinienne consacre moins d’1 % de son budget à l’environnement et seulement 1 % à l’agriculture.
Aujourd’hui en Palestine – comme l’ont fait remarquer ironiquement les environnementalistes Muna Dajani et Sami Backleh dans un article récent – « nous sommes ravis d’acheter notre eau volée, de manger des légumes israéliens et de regarder se déverser les eaux usées des colonies sur les rares terres que nos agriculteurs tentent de préserver » dans un souci immédiat de répondre aux besoins de consommation. Cet amer constat est partagé par de nombreux rapports dans lesquels les principaux obstacles à la mise en place d’un modèle respectueux de l’environnement résident à la fois dans l’absence d’information et de prise de conscience des citoyens, mais aussi d’incitations économiques à protéger l’environnement.
A l’aune de l’impasse dans laquelle se trouve le modèle de développement de « construction de l’Etat et des institutions », et en capitalisant sur la persévérance des Palestiniens à défendre leur terre, survivre et innover malgré l’étouffement imposé par l’occupation, il appartient à tous, citoyens, associations, universités, thinks-tanks, investisseurs, entreprises et autorités publiques, de contribuer à l’élaboration et à l’adoption d’une approche intégrée et durable pour le développement du pays. La Palestine doit s’inscrire dans la « glocalisation» – en s’appropriant ce néologisme très pertinent – qui repose sur la mobilisation des forces vives pour défendre nos droits et faire entendre notre voix au niveau international
mais aussi sur la coordination et l’utilisation de nos ressources propres – intellectuelles, économiques ou sociales – afin de briser le cercle de la dépendance économique à Israël, et à l’aide financière internationale.
Sur la scène internationale, la Palestine doit utiliser son nouveau statut d’Etat non-membre aux Nations Unies pour participer activement aux instances qui défendent un agenda pour le développement durable. Il faut utiliser ces plateformes et leurs conventions pour défendre nos droits et nos positions auprès de la communauté internationale. De l’UNESCO à la convention des Nations Unies pour le changement climatique en passant par l’OMC, nous ne pourrons réellement nous acheminer vers un développement durable qu’avec un accès juste et durable aux ressources naturelles et à notre patrimoine.
Pour autant, au niveau national et local il est possible aujourd’hui de résister activement et de défendre un modèle qui doit permettre aux Palestiniens, malgré l’absence de liberté, d’avoir une société et une économie résiliente et dynamique, respectueuse de son environnement.
Cet impératif repose sur plusieurs piliers.  Je m’attarderai sur l’exemple de l’agriculture au sens large car c’est le secteur par excellence pour lequel une stratégie adaptée peut faire converger les trois piliers du développement durable.
Défendre une agriculture locale, respectueuse de l’environnement et des communautés, est fondamental pour la sécurité alimentaire et la lutte contre la pauvreté, mais aussi pour la protection de l’environnement (déchets), et pour une production agricole durable, créant ainsi de la valeur ajoutée à long terme.
Tout d’abord, il est essentiel de travailler sur l’éducation et la prise de conscience de nos concitoyens. Si nous, Palestiniens avons plus que jamais les clés pour comprendre le coût de la non-protection de l’environnement et de la mauvaise gestion des ressources naturelles, nous sommes aussi plus que jamais éloignés de ces préoccupations. Les premiers endroits où agir sont donc l’école et l’université. Dès leur plus jeune âge, les enfants devraient apprendre et s’approprier leur patrimoine naturel et culturel, les enjeux de souveraineté et de préservation des ressources et la valeur des ressources en eau. Tout aussi crucial, doit être le renforcement des filières de développement durable, d’ingénierie agricole et de sciences environnementales dans les universités palestiniennes. L’existence de ces filières serait une source essentielle pour l’innovation, la création d’emploi et le développement des différents secteurs de ce que l’on appelle trivialement « l’économie verte », au carrefour entre l’environnement et l’économie.
Ensuite, il faut s’appuyer sur un développement privilégiant les circuits courts : il faut produire et consommer localement. Aujourd’hui les petits agriculteurs ont du mal à survivre et à faire concurrence aux produits israéliens. Pourtant l’offre et la demande existent. C’est ce sur quoi mise l’association Al Sharaka, qui construit une chaîne alimentaire courte du producteur au consommateur et ceci sans aucun recours à l’aide financière internationale. L’association organise différents vecteurs de vente comme des marchés hebdomadaires. De nombreuses pistes sont encore à approfondir et peuvent créer des emplois comme le développement des coopératives, la création de label, l’amélioration du packaging et du marketing des produits locaux etc. et l’incitation politique des distributeurs à mettre en avant les produits « made in Palestine ».
D’autre part, il faut encourager l’innovation et la créativité. Loin d’être seulement une mode, l’innovation est aussi la clé vers des choix éclairés et durables, vers la confrontation d’idées et le progrès. La Palestine est un puits de matière grise, de jeunes au potentiel énorme, qui bien souvent finissent pas être sollicités par les agences d’aide internationale en Palestine ou à l’étranger plutôt que par l’économie locale. Il faut permettre à ces forces vives de pouvoir créer, entreprendre et innover. L’association pour l’éducation à la science Al Nayzak (la première en Palestine) est un exemple à suivre et a bien compris l’enjeu et le potentiel du secteur scientifique pour les futures générations. Elle organise chaque année un concours de projets innovants intitulé « made in Palestine ». Les jeunes entrepreneurs sont nombreux à vouloir percer et participent à des concours internationaux d’entreprenariat, à défaut d’en avoir en Palestine. La nouvelle génération est prête à travailler ensemble en synergie avec différents secteurs et à redonner confiance à une société divisée et repliée sur ses besoins immédiats. Les liens entre les nouvelles technologies de l’information et l’agriculture sont évidents, mais il y en a beaucoup d’autres. Des initiatives comme ShamsArd Design Studio, créée par l’architecte Danna Massad qui fabrique des objets en matériaux recyclés et construit des bâtiments durables à partir de matériaux traditionnels palestiniens méritent d’être connues. Les exemples et idées abondent. La jeune entrepreneuse Rena Zuabi, propose également de créer un incubateur pour les TPEs et PMEs dans le secteur de l’agro-alimentaire pour renforcer la chaîne de valeur intégrée, être un laboratoire d’idées qui bénéficie des différents services nécessaires au développement de business durables ; Quant à Muna Dajani et Sami Backleh, ils proposaient dans leur article de créer une application mobile pour cartographier notre patrimoine national.
Enfin, le développement des services urbains et environnementaux au service de la population est crucial et doit permettre le développement des partenariats publics-privés, dans un contexte de finances publiques inexistantes et dépendantes des dons des bailleurs étrangers. C’est le cas de la gestion des déchets solides et organiques par exemple: une initiative intéressante co-fondée par un gazaoui Ramy Salem, appelée « Zero waste Mena » a entamé une étude montrant que pour les 16 hectares de terres agricoles que représente la Bande de Gaza, il y a un marché potentiel pour la consommation du compost par les agriculteurs de 160 000 tonnes et un potentiel de production total par la population estimé à 200 000 tonnes, dans une territoire qui croule dramatiquement sous les ordures et devrait fermer ses décharges à ciel ouvert. Cela requiert bien entendu le développement d’infrastructures de tri, de ramassage et de distribution du compost qui peut créer de nombreux emplois durables tout en réduisant significativement la quantité de déchets. Padico, en partenariat avec une ONG italienne (CRIC) et le PNUD a compris l’enjeu que représente ce secteur et a lancé un projet pilote à Beit Lahia, mais cela reste encore insuffisant et le manque d’information et de prise de conscience des agriculteurs reste un obstacle.
Mais si l’Autorité a fait des efforts ces dernières années, là encore l’occupation représente un frein considérable, ici dans l’obtention de permis pour la construction d’usines (l’obtention pour l’usine de traitement des déchets de Ramallah a été en négociation de 2004 à 2011 par exemple), là dans la restriction d’accès à l’eau pour les agriculteurs, ou dans l’interdiction d’exploitation de la 3G qui empêche l’utilisation des nouvelles technologies au service de l’environnement. L’enclenchement véritable d’une vision à long terme ne sera donc possible qu’avec la fin de l’occupation.
Les initiatives innovantes, les associations, les start-ups et les jeunes entreprises, conscientes de notre environnement et de notre patrimoine, sont un vivier de création d’emploi et de richesse culturelle et sociale pour le pays. Elles ne pourront commencer à s’épanouir qu’à travers la définition d’une vision claire et intégrée qui repose sur une coopération et une coordination efficace entre les institutions publiques, les investisseurs, le secteur privé et la société civile.Â