Interview de Mohed Altrad PDG du Groupe Altrad
by Brigitte Faoder
Editeur International
Moyen-Orient Business Magazine
Brigitte Faoder : Difficile Président de trouver un fil conducteur à cet interview tant votre parcours est riche et divers. Il en existe pourtant un – évident me semble-t-il – mais non exploitable pour un magazine économique. Tout ce que j’ai lu et écouté de vous se comprend aisément à travers le filtre de la précocité intellectuelle, non pas le QI mais la gestion émotionnelle si particulière chez ce type de personnalité : besoin d’évoluer dans un univers bienveillant , de le construire quand il n’existe pas, coopération plutôt que compétition, conception humaniste, très empathique, besoin de théoriser un savoir pour l’ancrer, solidarité, humilité, intuition et vision, ne supportant pas l’injustice et plaçant la justice au dessus de tout, médiateur et pédagogue (notion de règles qui protègent) préoccupations existentielles(Dieu), forte créativité, touche à tout…
J’ai donc choisi de garder quatre thèmes, eux mêmes très largement imbriqués les uns dans les autres : le management, l’écriture, la politique au sens étymologique, la philosophie et la spiritualité.
Président Altrad, vous êtes un modèle de réussite et de résilience: docteur en informatique, manager à la réussite fulgurante – né bedouin syrien pauvre, vous êtes maintenant au 36ème rang des fortunes de France –  propriétaire et président de club de rugby en pleine ascension, écrivain reconnu, théoricien emprunt de psychologie fine et de spiritualité au carrefour de l’Orient et de l’Occident . Comment vit-on ces multiples casquettes dans un pays – la France – qui déteste le mélange des genres ?
Mohed Altrad : (souriant) Aujourd’hui j’ai tous les torts et je suis toujours régulièrement stigmatisé. Je suis bédouin – l’arabe de l’arabe ; celui qui n’a jamais pratiqué un sport mais dont le club de rugby – que j’ai repris en 2011 en quasi situation de faillite – est maintenant champion de France ; l’homme qui n’avait rien et a bâti un groupe international. Mais c’est une situation classique, parce que je suis quelqu’un qui change les choses partout où je passe et comme l’a dit Machiavel[1] l’homme qui porte le changement est stigmatisé car la majorité des gens n’aiment pas le changement et luttent contre. Mais, je sais que je suis dans le vrai, que j’apporte des progrès et c’est ce qui compte pour moi. Et je suis quelqu’un de solide. Mais je sais que ma réussite agace, d’autant qu’on ne peut rien trouver contre moi.
BF : Vous avez bâti un empire en trente ans. Le groupe Altrad (dont vous détenez personnellement 77,78%) compte quarante mille salariés dans 130 filiales, réparties dans 100 pays et 5 continents qui satisfont un million de clients pour un chiffre d’affaire annuel de 3,4 milliards d’euros. Le sens des affaires est-il un don inné (petit, vous louiez déjà votre vélo pour acheter du matériel scolaire) ou peut-il s’apprendre et donc s’acquérir ?
MA : Le sens des affaires peut s’acquérir. Mais quand il est inné, l’avance est importante car il suffit de le développer, de le bonifier. Mais sans aucun sens des affaires au départ, c’est compliqué car il faut tout créer, inventer, et on perd beaucoup de temps.
BF : Quand en 1985 vous avez acheté votre première entreprise d’échafaudages en faillite « vous vouliez faire quelque chose de grand, sans que ce soit précis dans votre tête ». Mais dès 1990 vous théorisez votre conception du management en publiant  Stratégie de groupe. Qu’est-ce qui a motivé ce premier ouvrage ?
MA : Je suis informaticien, j’ai dû tout apprendre en terme de gestion. Je n’ai pas fait d’école de commerce et tant mieux car cela m’a permis d’avoir une approche différente. J’ai rapidement commencé à écrire car j’avais aussi besoin de maitriser le français. J’ai donc commencé par écrire sur des sujets techniques comme la comptabilité analytique et le contrôle de gestion, qui me permettaient de comprendre en les conceptualisant des domaines que je n’avais pas étudiés. Ils servaient à la fois la mission que je m’étais donnée de bâtir un grand groupe mais également d’affiner ma maîtrise de la langue afin d’accéder à la littérature. J’ai beaucoup progressé linguistiquement à cette époque là , mais j’ai très vite trouvé la limite de cette écriture technique. Je suis arrivé à la conclusion que quel que soit votre niveau, vous allez écrire des choses qui vont être démodées. Le management n’est pas une science exacte et ce qui est novateur aujourd’hui devient très vite obsolète. Pour moi, ce n’était pas quelque chose à poursuivre et seule la littérature ouvrait ce champ d’innovation auquel j’aspirais. Actuellement, je travaille sur l’évolution de l’homme et de la nature en économie. Si l’on veut prendre de l’avance sur le plan économique, on peut se dire : « je suis le plus fort, je vais gagner, je vais battre tout le monde », mais même si je l’ai fait, cela reste un cas de réussite isolé que l’on ne peut pas généraliser. Donc au lieu de se battre, il faut plutôt chercher la coopération. Si l’on veut prendre de l’avance, il faut trouver des pistes. L’homme ne fait pas grand-chose, il reprend ce qui a existé, il le bonifie et le transcende en fonction de ses capacités et le transmet.
BF : Vous avez toujours eu une croissance à deux chiffres avec une intégration moyenne de quatre entreprises par an. Vous avez coutume de dire en parlant de la croissance que « ce qui ne grandit pas meurt ». Etes-vous condamné à une fuite en avant perpétuelle ?
MA : Clairement la croissance est nécessaire à une entreprise sinon elle meurt. Les charges augmentent, les salaires augmentent donc une société qui aurait stagné depuis 20 ans ne pourrait plus faire face à ses charges et donc disparaitrait. Maintenant la croissance crée des problèmes, il faut savoir les gérer.
BF : votre groupe est géré par un holding de trente personnes. Ce chiffre, ridiculement bas induit une efficacité et une efficience redoutables. Le principe de subsidiarité s’exprime à travers les concepts de zone rouge et zone verte, de valorisation des différences culturelles, qui sous-tendent votre management. Cette gestion a de quoi faire pâlir de jalousie bon nombre de businessmen et d’administrations.
MA : Nous sommes uniques dans ce type de management qui nous permet de gérer un groupe de cette taille avec si peu de collaborateurs. C’est vrai que l’efficience n’est pas toujours au rendez-vous dans les sociétés ou les administrations. Prenons le cas d’une grande banque française qui compte cent mille personnes. Il est prouvé que 25% des effectifs sont inutiles et pire, nuisibles, car ils tournent dans les bureaux à discuter et comploter. Il y a en plus un certain nombre de personnes dont le travail n’est pas utile car en doublons et vous pouvez ainsi réduire de façon considérable le nombre de collaborateurs.
Pour autant, dans le groupe, nous n’avons jamais revendu une entreprise acquise. Nous avons également licencié fort peu de salariés lors des rachats.
La matière première dans une société c’est l’information en terme de management. Il faut commencer par supprimer toutes les informations qui ne doivent pas vous arriver car elles vous sont inutiles.
Ensuite les holdings sont généralement importants car le système est centralisé. Les dirigeants ont besoin de tout contrôler et pour tout contrôler, il faut beaucoup de monde. Cela traduit un manque de confiance. Moi, je pars du postulat inverse. Je pense qu’il faut faire confiance aux gens a priori, avec des garde-fous bien sûr dont le système de zone rouge et zone verte que j’ai inventé[2] très tôt dans mon management. Donc cela permet d’avoir peu de personnes dans la holding et vous envoyez un message fort, positif de confiance et d’espoir.
L’homme a besoin de situations professionnelles décentes. Vous me donnez un travail en adéquation avec ce que je sais faire et un salaire qui correspond. Si je travaille bien, vous me donnez des bonus annuels et un quadri annuel. Et vous pouvez sortir de ce cadre pour faire quelque chose de plus important. C’est ça le système Altrad et je n’y trouve que du positif. Le directeur commercial du groupe par exemple, était entré la veille du rachat de ma première société comme VRP sans grands diplômes en 1985. Il gagne actuellement cent mille euros par mois. Le groupe est un champ ouvert.
Mais ce type de management est très exigent, chaque personne est importante. Il arrive que certains collaborateurs considèrent que c’est trop lourd et ne souhaitent pas s’impliquer comme il le faudrait. Parfois, certains partent, je le regrette bien sûr, surtout pour ceux qui apportent un vrai savoir-faire.
Je favorise la création de syndicats, c’est un contre-pouvoir nécessaire. Si vous n’arrivez pas à gérer les syndicats, ça veut dire qu’ils ont raison. Vous discutez avec les syndicats lorsqu’il y a des sujets de tension. Lorsqu’ils veulent une augmentation de salaire par exemple. S’ils ont raison, il faut l’accepter. S’ils ont tort, il faut leur expliquer pourquoi. C’est un exercice pédagogique nécessaire. Si les syndicats ne comprennent pas, ils font la grève sans être payés pendant deux semaines et puis s’arrêtent. Un des paramètres et indicateurs importants en management c’est le taux horaire : le coût d’un ouvrier spécialisé. En France et en Allemagne il est de 40€/heure ; en Pologne : 14€, en Tunisie : 8€, en Chine : 1€. Donc au bout d’une démarche de négociation, si aucun accord satisfaisant n’est trouvé, on peut augmenter les salaires au delà du raisonnable mais petit à petit on devra réduire l’activité. Car en augmentant les salaires, on augmente le prix de revient et l’on perd en compétitivité, on entre alors dans un cercle vicieux : des charges qui montent plus vite que les recettes (contraire à la croissance).
BF : Vous utilisez parfois certains termes à contrepied du sens commun comme la ruse (procédé habile pour tromper) quelle en est sa vertu pour vous?
MA : Vous marchez sur la route et vous tombez sur un gros caillou. Préférez-vous l’affronter et vous casser le nez, ou le contourner tout simplement ?
BF : Etes-vous enseigné à l’université et dans les écoles de commerce, ici ou ailleurs ? A part vos conférences, enseignez-vous vous-même ?
MA : Je suis très sollicité par les écoles de commerces, et les étudiants sont toujours captivés par la nouveauté de nos principes de management, mais je n’ai pas le temps d’assurer plus de quatre conférences par an. En revanche, je fais l’effort de diffuser notre Charte des valeurs – qui n’est pas publiée – à tous nos 40 000 salariés.
Chaque année on choisit des thèmes pour la conférence annuelle du groupe.
Pour moi, il faut arrêter cette affaire de compétition parce qu’il y a beaucoup mieux : la coopétition[3]. La subsidiarité, la solidarité, ces notions-là sont essentielles. Mais, je veux aller beaucoup plus loin : imaginer, élaborer et transmettre un modèle économique valable pour le plus grand nombre. Le communisme a vécu, ne reste que le capitalisme qui a prouvé que ce n’était pas une solution universelle car il ne satisfait qu’une petite minorité. Je suis dans cette logique là , sans beaucoup d’espoir pour le moment, mais je continue mes recherches. L’idée est de publier cette esquisse de modèle économique, sous forme de roman : une fiction avec des personnages. Clairement à l’heure actuelle c’est la littérature qui me fait vibrer. J’ai bien avancé dans la partie littéraire. J’ai un lectorat test qui accepte et adhère bien au contenu. L’écriture est juste, les idées sont justes et le résultat de l’application est juste. C’est à dire qu’une entreprise est un lieu où la richesse se crée et il faut que cette richesse soit redistribuée. Ce roman est la théorisation de ma conception de management, celle que je pratique au sein du groupe.
BF : Vous êtes soucieux du bien-être de vos collaborateurs – vous ne parlez d’ailleurs jamais d’employés – et redistribuez 30% des résultats. Etes-vous comme Monsieur Jourdain, vous pratiquez depuis toujours le travail du happiness officer (à la mode aujourd’hui) sans le savoir?
MA : J’ai toujours été soucieux du bien-être de mes collaborateurs. Il est très important, contrairement à ce que l’on dit habituellement, d’être à l’écoute des problèmes personnels de chacun. Car il est faux de penser qu’on laisse ses problèmes personnels à la porte du bureau. On a un devoir moral ; mais on n’est pas là non plus pour s’immiscer dans la vie personnelle des gens ; mais simplement dire qu’on est là par un sourire, un geste. En général, ils ne vous sollicitent pas, mais c’est un message fort. Et puis, quelqu’un d’heureux au travail est plus efficace.
BF : Vous possédez et dirigez le club de rugby de Montpellier (le Montpellier Hérault rugby), une autre belle réussite qui en très peu de temps a redressé le club et parvenu à estampiller les maillots de l’équipe de France. Peut-on gérer un club comme on gère une entreprise? Comment résiste-t-on à l’avalanche de jalousies malveillantes dont vous avez fait l’objet? Considérez-vous la reprise du club de Rugby en difficulté comme une action motivée par votre gratitude envers la France et Montpellier en particulier ?
MA : Oui, reprendre le club de rugby, c’était pour moi renvoyer l’ascenseur. Je pense en effet qu’on peut gérer un club professionnel comme on gère une entreprise. Dans une entreprise, vous avez tout intérêt à savoir ce que vous vendez. Beaucoup de gens dans le milieu pensent que l’on vend du sport, mais le sport ce n’est pas un produit. Le modèle économique actuel du rugby professionnel perd de l’argent. Je n’ai jamais vu de société qui perde de l’argent pendant 23 ans[4]. Or ce sont des sociétés anonymes qui gèrent les clubs professionnels et doivent obéir aux codes commerciaux classiques. C’est comme une startup qui n’aurait aucune chance de devenir autre chose qu’une startup. Je suis en train de définir un modèle économique, mais je vais plus loin. Je me suis d’ailleurs insurgé contre ce système en tant que propriétaire et président de club lors d’une réunion de la ligue nationale du rugby dont je suis membre. Mais les présidents de clubs n’ont pas compris l’incongruité de leur management actuel. Et encore une fois, je me singularise et n’attire pas la sympathie. Mais je sais que j’ai raison. Nous sommes maintenant premiers au Top 14[5]. Ce n’est pas un hasard. Je fais travailler les joueurs sur le plan physique, technique, médical et nutritionnel. Mais ce n’est pas fini, je sais que nous pouvons encore nous améliorer.
BF : Vous avez quitté la Syrie et Raqqa dont vous êtes originaire, il y a près de cinquante ans. Quels intérêts culturel, politique, humaniste portez-vous à ce pays qui n’a pas été tendre avec vous dans votre enfance?
MA : Je n’ai plus personne en Syrie, en tout cas pas que je sache. Ce qui me rattache encore à ce pays, ce sont uniquement les souvenirs. Je n’ai d’ailleurs jamais travaillé en Syrie depuis le début de mon activité, alors que je commerce avec les pays voisins. Mais quand la Syrie sera stabilisée – ce qui je pense prendra beaucoup de temps malheureusement – je souhaiterai bien sûr participer à sa reconstruction.
BF : La grandeur est une notion omniprésente dans votre parcours, qui se traduit par le choix de vos héros : Jean-Paul II, Obama, Nelson Mandela et de Gaulle. De Gaulle en particulier qui a dit : « choisissez la grandeur, c’est un secteur qui n’est pas encombré ! ». Vous avez écrit : « depuis 40 ans la France raisonne petit, après le général de Gaulle» ; ce qui explique pour vous le pessimisme endémique des français. Est-ce que pour vous Emmanuel Macron incarne un renouveau susceptible d’inverser cette tendance ? Il vous rejoint d’ailleurs dans ses vœux 2018 à la nation où il enjoint les citoyens immigrés ou non à réfléchir à ce qu’ils peuvent faire pour la nation et non l’inverse.
MA : Je connais bien Macron, car j’ai travaillé un an avec lui toutes les semaines avant qu’il soit président. L’ancien président Hollande m’avait confié comme mission la création de l’Agence France Entrepreneur dans les mille cinq cents quartiers sensibles où la précarité sévit plus qu’ailleurs (pauvreté, chômage…) et où habitent treize millions de personnes[6]. Emmanuel Macron est doué d’une grande intelligence pratique et puis il est jeune, il a l’énergie nécessaire. Il a une grande ambition pour lui-même et pour le pays. Savoir s’il pourrait être à la hauteur de de Gaulle, c’est peu probable, car il lui faudrait une grande cause. Ce sont les évènements qui ont permis aux hommes de devenir des héros, parfois en prenant des risques majeurs comme de Gaulle en 1940. Mais je vois un peu partout, quand je voyage, que la France reprend de sa grandeur perdue.
BF : Qu’est-ce qui permet de rester soi quand on a le pouvoir politique et/ou économique alors que les gens en général et les courtisans en particuliers s’adressent à vous comme si vous étiez le plus beau, le plus intelligent, le plus spirituel et le plus éduqué des hommes? Vous avez écrit « le pouvoir fédérateur du fondateur dépend de sa noblesse » est-ce aussi la clé ?
MA : C’est une question difficile. Je n’ai que des éléments de réponse. C’est à rapprocher de cette fuite en avant dont nous avons parlé concernant la croissance. Je ne considère jamais que je suis arrivé. Mon groupe fait beaucoup de chiffres. Mais J’ai l’ambition qu’il en fasse le double dans quelques années. Ce n’est pas pour en tirer profit, mais c’est ma mission, comme écrire, pour à la fin avoir la satisfaction de me dire que j’aurai fait le maximum, que je ne pouvais pas faire plus. Les choses se compliquent lorsque l’homme se considère comme arrivé : il a toute la puissance, tous les pouvoirs, tout l’argent. Il imagine être arrivé à la perfection. Moi, je suis dans la quête de l’excellence, des étapes que l’on franchit. Prenez l’écriture par exemple. Ecrire c’est utiliser les mots justes. Quand je réussis à fusionner deux phrases en enlevant quatre mots ce qui rend la nouvelle encore plus forte, cela me rend heureux!
BF : Vous vous dites sans racine : un étranger au Moyen-Orient et pas tout à fait chez vous en France. La difficulté d’adaptation à la France ressort souvent. C’est très intéressant car les Occidentaux qui pensent détenir les valeurs universelles n’imaginent pas ces difficultés possibles.
MA : Mon arrivée en France a été difficile et m’a réellement marqué : la barrière de la langue, le climat ! Je suis arrivé en hiver et les gens n’étaient pas spécialement sympathiques à mon égard. Je suis arrivé sept ans après la fin de la guerre d’Algérie et un nombre important de pieds noirs était réfugié dans la région. Ils détestaient les arabes et ne faisaient aucune différence entre les Algériens et les Syriens. J’ai aussi beaucoup souffert de l’inaccessibilité de la langue française au début ce qui ne facilitait pas mes contacts.
Très vite, j’ai compris que je n’avais d’autre choix que de changer moi-même, car ce n’était pas la société qui allait changer et jeune boursier, je ne pouvais pas repartir. Je devais devenir plus français que les français. J’ai donc masqué une bonne partie de ce que je suis, mon identité que j’ai gardé enfouie bien sûr. Cela m’a demandé de gros efforts et j’ai entamé un cheminement pour apprendre tout le reste, tous les codes sociaux-culturels. Par ailleurs, je n’ai pas vécu l’évolution de la Syrie qui aurait pu accompagner une transition plus  douce pour moi ; je suis passé directement de l’aire bédouine ancestrale à Montpellier. J’ai eu beaucoup de mal à accepter cette absence de choix car cela me renvoyait au contexte douloureux de mon enfance où je n’avais jamais l’opportunité de choisir. Donc contraint et forcé, je me suis adapté. Mais ce fut une grande leçon pour moi car je me suis attaché dans ma vie professionnelle à développer et à valoriser le multiculturalisme et à respecter et faire respecter l’autre a priori et non pas a posteriori.
Je n’ai récupéré cette moitié de moi cachée depuis lors que dans mes écrits !
BF : La résilience est un anti destin comme l’a écrit Emmy Werner. Jusqu’où peut aller le pardon ? Peut-il aller jusqu’à la gratitude ? Peut-on aller jusqu’à remercier un père qui sans un viol et un rejet ne vous aurait pas permis d’exister et de devenir ce que vous êtes? Père que pourtant vous avez fait soigner en France.
MA : Je n’ai pas d’esprit de vengeance, en tout cas pas sur les gens, sur la vie oui. Je n’en veux pas à mon père. Mais ma résilience ne va pas jusqu’à ma reconnaissance ; car j’ai toujours l’image de ma mère traitée comme quantité négligeable, violée et répudiée, et morte de désespoir. Un père qui m’a rejeté, a été totalement injuste envers moi et ne m’a jamais traité à l’égal de ses autres fils. J’ai fait venir mon père en France pour qu’il se fasse soigner pendant dix jours, mais simplement parce qu’il me l’avait demandé. Il est venu avec sa femme, celle qui avait intrigué pour écarter ma jeune mère la seconde épouse de mon père. J’ai estimé que je devais le faire, je ne le regrette pas, c’est la dernière fois que je l’ai vu.
BF : Vous souhaitez comme épitaphe: « j’étais investi d’une mission, j’ai fait au mieux ». La conscience de la mission est elle nécessaire à l’ambition?
MA : La mission est un moteur essentiel. Quand je l’explique, souvent les gens ne comprennent pas. C’est quoi la finalité d’une entreprise ? C’est créer des richesses, c’est grossir, c’est grandir, se développer. Mais cette logique là , elle est infinie. Quand pouvez-vous l’arrêter? C’est une question qui me hante. L’homme, personne physique, est une denrée périssable dont la fin est prévue par des dispositifs clairs. Mais que devient l’entreprise, personne morale. On peut penser qu’il y aura quelqu’un qui arrivera pour la diriger. La transmission aux enfants, cela peut à la fois détruire la société et l’enfant. Il faut donc prévoir dans ses règles de fonctionnement, dans son ADN qui se crée, les moyens de sa pérennisation. Et c’est sur quoi je travaille actuellement avec ce roman, trouver une règle universelle. C’est une tâche énorme, personne n’a réussi à le faire, je ne désespère pas. La charte en est la base que nous appliquons tous les jours.
Biographie de Mohed Altrad
Entrepreneur, écrivain et propriétaire/président d’un club de rugby
Né en Syrie dans une tribu nomade, Mohed Altrad devient très tôt orphelin. Étant bédouin, il n’a pas accès à l’école et apprend à lire seul. Il parvient à faire ses études à Raqqa, la ville la plus proche, et obtient son bac à 17 ans. Boursier, il étudie en France et obtient plusieurs diplômes jusqu’au doctorat en informatique (Université Paris-VIII). Occupant successivement des postes d’ingénieur chez Alcatel puis Thomson, il travaille ensuite pendant 4 ans pour l’ADNOC, Abu Dhabi National Oil Company. De retour en France, il fonde avec un associé une entreprise informatique qu’ils revendront à Matra. Grâce à cet argent, il rachète dans l’Hérault en 1985 une PME spécialisée dans les échafaudages.
C’est le point de départ du groupe Altrad qui se développera, tant par croissance interne qu’externe, dans le matériel pour le BTP. En 30 ans, Mohed Altrad procède à une centaine acquisitions, fusions et créations d’entreprises en Europe et dans le monde. Au sein du groupe, 18 pays sont représentés et 8 langues sont parlées. Pour lui, ce multiculturalisme représente une véritable richesse pour l’entreprise. Aujourd’hui, Altrad Group, est le n°1 mondial de la bétonnière, le n°1 européen de l’échafaudage et de la brouette, et le n°1 français du matériel tubulaire pour collectivités.
Le 21 mai 2011, Mohed Altrad est devenu l’actionnaire principal du Montpellier Hérault rugby dont il est également président.
Le 13 octobre 2014, Mohed Altrad reçoit le “Prix EY de l’Entrepreneur de l’Année 2014″ au niveau national.
le 6 juin 2015, Mohed Altrad se voit décerner le “Prix Mondial de l’Entrepreneur de l’Année 2015” (Ernst & Young Entrepreneur of the Year Award ). Il est le premier Français à le recevoir.
Père de cinq enfants, Mohed Altrad est officier de la Légion d’honneur.
Bibliographie
Romans
Badawi : Actes Sud 2002
L’hypothèse de Dieu, Actes Sud, 2006
La Promesse d’Annah, Actes Sud, 2012
Essais
Stratégie de groupe – Chotard, 1990.
Écouter, Harmoniser, Diriger – Presses de la Cité, 1992.
Le management d’un groupe international : vers la pensée multiple – avec Carole Richard – Eska, 2008.
Mohed Altrad est également l’auteur d’une charte des valeurs à usage interne du groupe.
[1] «Il n’y a rien de plus difficile à réaliser, ni de plus enclin à l’échec, ni rien de plus dangereux à gérer, que d’introduire un nouvel ordre des choses.
Celui qui l’initie doit faire face à la résistance de tous ceux qui tirent profit de l’ancien système, et ne bénéficie que d’une aide prudente de la part de ceux qui pourraient tirer profit du nouveau système. » Machiavel
[2] Le management du Groupe s’appuie sur une notion fondamentale et indispensable de zones : la zone rouge et la zone verte. La zone rouge correspond aux principes et aux valeurs du Groupe ainsi qu’à l’ensemble de ses règles, normes et procédures. Elle est définie et mise en application par la holding. Les normes sont nécessaires pour structurer, piloter et contrôler le bon fonctionnement du groupe Altrad. Dans la zone rouge, l’entité est sous contrôle strict du Groupe. Elle représente son espace de coordination et rassemble toutes les règles et procédures qui doivent être respectées par chaque manager dans le cadre de la cohérence globale du Groupe. Les normes du groupe Altrad sont délibérément limitées en nombre. La zone verte se définit dès lors par défaut : il s’agit de l’espace de liberté de chaque filiale. C’est la plus importante, la liberté d’entreprendre s’y exprime totalement. Elle matérialise la marge de coopération et de liberté, d’autonomie et d’innovation laissée à chaque chef d’entreprise.
[3] La coopétition est une collaboration ou une coopération de circonstance ou d’opportunité entre différents acteurs économiques qui, par ailleurs, sont des concurrents (“competitors”, en anglais). Ce mot « coopétition » est un mélange des deux mots coopération et de compétition (concurrence).
[4] Le rugby est devenu professionnel en 1995.
[5] Le championnat de France de rugby à XV, dénommé Top 14 depuis 2005, est une compétition annuelle mettant aux prises les meilleurs clubs professionnels de rugby à XV en France.
[6] 20% de la population en France